La décharge de Mbeubeuss est aujourd’hui une grande industrie de l’exploitation des enfants âgés de moins de dix ans. Des enfants issues des familles démunies et étrangères pour la plupart des cas et des écoles coraniques de la banlieue Dakaroise prennent d’assaut tous les matins la décharge de Mbeubeuss à la quête d’argent pour financer leurs parents et leurs maîtres coraniques.
Le département de Keur Massar abrite depuis 1 968, la plus grande décharge de la sous-région. Elle occupe aujourd’hui un espace estimé à plus de 115 hectares et est à cheval entre les communes de Malika et de Keur Massar Nord. Plus de 2 000 récupérateurs travaillent de manière archaïque et dans des conditions très difficiles dans cette décharge chaque jour.
Il est 17 heures et 23 minutes, le ciel de la commune de Malika du samedi 17 septembre est envahi par des nuages, provoquant une faible visibilité. Ce qui oblige certaines personnes à se précipiter pour sortir de la décharge puisque la probabilité de pleuvoir devient de plus en plus forte.
A l’entrée de la décharge, des enfants courent derrière les véhicules à ordures ménagères pour rallier la grande plateforme de la décharge située à près de deux kilomètres de la route des Niayes. Parmi ces enfants qui ont réussi à rattraper les camions, plusieurs d’entre eux sont à pieds nus. Ceux qui n’ont pas eu la chance de prendre les bennes à ordures sont obligés d’emprunter les charrettes qui transportent des bidons contenant de l’eau et de marchandises.
A l’intérieur de la décharge, on voit un groupe composé pour la plupart d’enfants de moins de 10 ans. Certains tiennent des sacs contenants des objets récupérés au long des voies aménagées par l’Unité de Coordination de la Gestion des déchets pour faciliter la mobilité des engins, des personnes et leurs biens.
Devant un camion stationné, un groupe d’enfants traversent et regardent tantôt à gauche, tantôt à droite pour identifier des objets tombés par terre. Parmi eux, un petit garçon âgé de six ans et habitant à Malika. Élève coranique et originaire de la Casamance (Saré Hammé), A. B fréquente la décharge de Mbeubeuss depuis plus d’une année. Son travail consiste à venir chaque matin, du samedi au jeudi à partir de 11 heures, pour chercher des plastiques, la ferraille et autres objets destinés à la vente et repartir avec un montant qui lui permet d’assurer son versement quotidien au marabout et une petite provision pour d’autres besoins.
Ce petit garçon a déjà trouvé un client à qui il vend le kilogramme de la ferraille à 100 FCFA.
« Je suis élève coranique. Je viens pour chercher de l’aluminium à revendre. A la fin de la journée, je gagne 1 000 FCFA et parfois plus. Je prend une partie de mes ressources pour le versement quotidien pour mon maître et le reste pour moi », a-t-il expliqué avec hésitation.
Swinnnerton et Rodger ont fait une étude sur l’économie du travail des enfants parue sur American Economic Review en 1998. Ils considèrent que l’existence d’un différentiel de salaire entre les riches et les pauvres est à l’origine de l’amplification du phénomène. Ils montrent l’existence de deux équilibres. Une économie dans laquelle les revenus du ménage sont suffisamment élevés pour éviter l’entrée des enfants sur le marché du travail. Tandis que l’autre équilibre se caractérise par une insuffisance de revenus des ménages et implique l’usage du travail des enfants.
En 2002, le Bureau international du travail avait évalué à 206 millions d’enfants économiquement actifs âgés de 5 à 17 ans. Neuf sur 10 âgés de 5 à 14 ans (soit 186 millions) sont contraints de travailler. Au Sénégal, l’Enquête nationale sur le Travail des Enfants (ENTES, 2005) de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie avait estimé en 2005 le nombre d’enfants travailleurs à 1 378 724 (soit 36, 7 % des enfants de 5-17 ans).
Le Sénégal a ratifié, le 31 janvier 1990, la Convention relative aux droits de l’enfant. L’article 19 de la CDE requiert aux Etats membres de prendre toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentant(s) légal(ux) ou de toute autre personne à qui il est confié. Il a ratifié, le 26 Août 1998, la Charte Africaine des Droites et du Bien-être de l’Enfant, 15 décembre 1 999, la Convention 138 de l’OIT sur l’Age minimum d’admission à l’emploi et la Convention 182 de l’OIT sur les Pires Formes de Travail des enfants.
Malgré cet arsenal juridique, les enfants continuent de prendre une proportion importante dans le secteur informel. Selon une étude de l’ONG américaine Global Solidarity Initiative menée en 2018, 183 385 enfants talibés dans 1 922 daaras pratiquent mendicité à Dakar dont au moins 26.8 % des daaras et 15.2 % de talibés pratiquent la mendicité. Pour lutter contre le fléau, le gouvernement avait engagé en juin 2016 et mars 2018 des initiatives visant à retire les enfants talibés dans la région de Dakar. Ce programme n’a pas produit des effets escomptés puisque chaque jours ces enfants arpentent les axe routiers et les marchés à la recherche de quoi donner à leurs maîtres coraniques.
Les enfants qui travaillent dans la décharge de Mbeubeuss ne respectent aucune mesure d’hygiène et de protection. Ceux qui passent la journée dans cette décharge sont obligés d’attendre que les récupérateurs et autres acteurs du site finissent de manger leur repas pour profiter des résidus. Sans fourchettes, ni cuillères disponibles, ils mangent sans pour autant prendre le soin de laver leurs mains.
Un autre enfant vient juste d’arriver. Il rejoint sa maman qui travaille dans la décharge de Mbeubeuss comme récupératrice depuis plus de 10 ans. Un petit sac à la main, ce petit a abandonné l’école coranique pour soutenir ses parents. Abandonné par ses ascendants, il ne fait rien autre que venir tous les jours à Mbeubeuss pour récupérer des objets à revendre aux grossistes le kilogramme à 100 FCFA pour participer au financement des dépenses quotidiennes de la famille. Ce fils d’un maçon gagne jusqu’à 10 000 FCFA avec son travail.
A quelques mètres de lui, Demba originaire, lui aussi, de la Casamance ne sait même pas parler. De petite taille, le talibé vient chaque matin à 11 heures, heure de descente, et y reste jusqu’à 14 heures pour rentrer prendre le déjeuner et revient à 17 heures pour la recherche de d’aluminium ou de plastiques jusqu’à 19 heures.
« Je travaille ici comme récupérateur et aide pour le tri. Je peux gagner jusqu’à 5 000 FCFA. Mon revenu sert au versement quotidien à notre marabout pour une partie », a confirmé Demba.
Aujourd’hui, dans le département de Keur Massar, les maîtres coraniques, les familles démunies et les opérateurs économiques de la décharge de Mbeubeuss constituent un danger pour la croissance et la sécurité des enfants. Au lieu d’être des acteurs incontournables dans la lutte pour la protection des droits de l’enfant, ces derniers profitent de la situation économique difficile, née de la pandémie du Coronavirus et de la guerre en Ukraine pour s’en sortir.
Détenteur d’un grand périmètre à la décharge de Mbeubeuss pour le stockage de ses biens et affaires et confronté à des difficultés pour assurer le paiement des jeunes qu’il engage pour effectuer une partie des tâches, un récupérateur, sous couvert de l’anonymat, fait recours aux enfants pour certains travaux.
Pour calmer les enfants qui faisaient trop de bruits en réclamant leurs argents lors de notre entretien, le récupérateur a partagé 500 FCFA aux quatre talibés devant sa place. Aussitôt reçu, les enfants disparaissent et nous laissent continuer notre discussion.
« Je recrute ces enfants pour me soutenir dans le tri et je les paye, a-t-il dit sans donner une idée sur le prix du travail effectué par les élèves coraniques. Ils ramassent également au niveau de la plateforme de terrassement des ordures de la ferraille, de matières plastiques, de l’aluminium et me les vendent. »
Selon lui, personne ne peut lutter contre le travail des enfants puisqu’ils ont besoin d’argents pour les versements quotidiens et leurs subsistances.
La pratique du gérant de périmètre est un fait qui va à l’encontre de la loi. Car le Code pénal sénégalais à son article 298 (loi Numéro 65-60 du 21 juillet 1960) stipule que : « quiconque aura volontairement fait des blessures ou porté des coups à un enfant au-dessous de l’âge de quinze ans accomplis, ou qui l’aura volontairement privé d’aliments ou de soins au point de compromettre sa santé ou qui aura commis à son encontre toute autre violence ou voie de fait, à l’exclusion des violences légères, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amande de 25 000 200 000 FCFA ».
Âgé d’une cinquantaine d’années, Hamidou Diop brûle des fils électriques pour extraite les fils métalliques afin de les revendre. Ce père de famille qui a commencé à investir la décharge à l’âge de 15 ans regrette l’exploitation des enfants.
« Ici les enfants font l’objet de la violence physique, de la violence sexuelle et ne sont pas à l’abri de la vente de produits illicites et des échanges commerciaux illégaux de produits prohibés. Ils ont moins de 10 ans et ne peuvent même pas parler. Il arrive qu’ils soient percutés et tués par des camions ou des bulldozers lors de leurs manœuvres », a-t-il affirmé.
La vice-présidente de l’Association Bokk Diome, Adja Diop dénonce l’exploitation des enfants dans la décharge de Mbeubeuss et demande à l’État de prendre ses responsabilités pour retirer les enfants de la décharge de Mbeubeuss.
Sur l’analyse des déterminants du travail des enfants au Sénégal réalisée en juin 2014, Kandioura Drame, membre de laboratoire de Recherche économique et monétaire (LAREM) de la Faculté des Sciences économiques et de Gestion de l’UCAD montre que l’impact du travail des enfants affecte négativement la scolarité, la santé et le développement de l’enfant, et influence le type d’activité et le niveau de vie auquel il aura accès à l’âge adulte. Il affecte aussi le développement économique du pays en réduisant la capacité d’accumulation du capital humain. Les résultats de son étude montrent que le travail des enfants, est essentiellement expliqué par le revenu du ménage, l’emploi du chef de ménage et le milieu de résidence.
Le gouvernement du Sénégal s’est engagé à retirer tous les enfants travailleurs et talibés de la décharge de Mbeubeuss à travers le Projet de Promotion et de la Gestion intégrée et de l’Economie des Déchets solides (Promoged). Pour réussir ce projet, seule la clôture de la décharge de Mbeubeuss, la mise en place des postes de sécurité au niveau des entrées pour interdire les enfants d’accéder à la décharge et l’interdiction des chauffeurs de transport des enfants pourront limiter l’exploitation des enfants dans le 46ème département du Sénégal par la décharge de Mbeubeuss.
A Keur Massar, plusieurs structures pour la protection de l’enfant existent. On peut citer l’agence de l’Action éducative en Milieu ouvert (AEMO) et le Comité départemental de Protection de l’Enfant (CDPE). L’AEMO est une agence de services sociaux, de protection des enfants et d’aide juridique relevant du ministère de la justice, sous la tutelle de la Direction de l’éducation surveillée et de la Protection sociale (DESPS). Ses services sont mis en place auprès de chaque tribunal régional ou départemental. Ces structures peinent toujours à relever le défi à cause de l’augmentation de la pauvreté.
Oumar Ba