Les régions de Kédougou, Kolda, Sédhiou, Tambacounda et de Ziguinchor, situées au sud du Sénégal, sont classées parmi les plus dangereuses pour les enfants, selon le dernier rapport sur la pauvreté de l’enfant au Sénégal.
Le rapport 2024 de l’Analyse des Chevauchements de Privations Multiples (MODA), élaboré sur la base de l’Enquête harmonisée sur les Conditions de Vie des Ménages (EHCVM) 2018-2019 présente la situation des enfants au Sénégal. Il montre que 97,9% des enfants souffrent au moins d’une privation dans leurs droits essentiels qui compromettent « gravement leur développement et leur avenir ». Les régions du sud sont celles où les enfants sont les plus exposés et en danger. Elles sont considérées comme le berceau de l’insécurité de l’enfant.
« Les résultats de cette étude (… ) mettent en lumière des défis multiples et complexes. Ils révèlent non seulement l’ampleur de la pauvreté infantile, mais aussi ses conséquences dévastatrices sur la santé, l’éducation et le bien-être général des enfants », avait souligné Abdourahmane Sarr, ministre sénégalais de l’Économie, du Plan et de la Coopération lors de la cérémonie de présentation du rapport, le 24 juin 2024 à Dakar.
Marisa Foraci est Cheffe de la section Politiques Sociales à l’Unicef Sénégal. Elle a dirigé l’équipe mise en place par l’Unicef et a travaillé avec les services de l’ANSD pour l’élaboration de cette étude. Selon elle, les privations notées peuvent être expliquées par plusieurs facteurs. Il s’agit de l’accès limité aux services de base comme la santé et l’éducation, les conditions de logement précaires, et l’insuffisance des infrastructures en zones rurales.
Les régions du sud (Ziguinchor, Sédhiou et Kolda) et du sud-est (Tambacounda et Kédougou) sont devenues des zones risquées pour les enfants de moins de 17 ans. En effet, il est difficile pour eux de vivre dans de bonnes conditions dans ces zones. Ces enfants qui devaient être soutenus et bénéficier de l’accès par exemple à l’éducation et à la formation de qualité, aux structures sanitaires, à l’eau et l’assainissement sont souvent privés de tout ce qui peut participer à leur émancipation.
« Les régions du sud sont plus frappées par les violations des droits de l’enfant en raison de l’extrême pauvreté qui y sévit, privant ainsi les enfants de leurs droits fondamentaux », a expliqué Albert Damase Lamine Diatta, chargé du programme mondial de renforcement des OSC pour les droits de l’enfant (PROSCIDE) au sein de Gorée Institute.

Source : ANSD, EHCVM 2018/2019 et visualisation de Oumar BA
L’étude a retenu sept (7) dimensions pour évaluer la pauvreté de l’enfant au Sénégal. Elles sont relatives à l’assainissement, à l’eau, au logement, à la nutrition, à la santé, à la protection de l’enfant et à l’éducation.
A Kédougou, les activités artisanales minières au banc des accusés …
Le rapport élaboré par l’Unicef et l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) et en collaboration avec Social Policy Research Institute (SPRI) analyse la pauvreté de l’enfant sous trois facettes. Il s’agit de la pauvreté multidimensionnelle, de la pauvreté monétaire et de la pauvreté subjective des enfants de 0 à 17 ans. Dans la première partie sur la pauvreté multidimensionnelle, les régions de Kédougou, Kolda et de Sédhiou sont classées dans la zone rouge. Elles ont une prévalence de la pauvreté de 82,1% ; 79,4% et de 78,0%.

Source : ANSD & UNICEF 2024. Pauvreté de l’enfant au Sénégal et visualisation de Oumar Ba
« Kédougou est une région extrêmement pauvre malgré les ressources minières. Etant à la recherche effrénée de moyens de subsistance, les parents abandonnent leurs enfants à la maison avec aucune protection sociale. Les activités artisanales minières sont devenues une contrainte à la protection de l’enfant », a affirmé Oumar Cissé, chargé de programme et coordonnateur du bureau Sénégal-oriental de Enda-Energie, une Ong basée au Sénégal et membre du réseau international d’Enda Tiers Monde.
Secrétaire générale du Réseau des Femmes élues des Collectivités territoriales du Sénégal pour la promotion de la bonne gouvernance (REFECTES/PBG), Thioro Gaye est formatrice au Centre régional de Formation des Personnels de l’Education (CREPE) de Dakar. Selon elle, la pauvreté des enfants est due à la précarité, à la tradition et au déficit de communication et de sensibilisation.
Pour mesurer la pauvreté multidimensionnelle, les auteurs ont défini un seuil afin de distinguer les enfants pauvres de ceux non pauvres. Le seuil de pauvreté multidimensionnelle retenu pour cette analyse est de k = 4 privations. En d’autres termes, l’étude considère un enfant comme pauvre multidimensionnellement, s’il subit des privations dans quatre (4) dimensions ou plus à la fois.
Les régions du sud du Sénégal disposent de plusieurs minerais. La région de Kédougou abrite plusieurs sites riches en ressources minières (26 titres miniers, selon le rapport d’analyse des données minières 2020-DCSOM). Endeavour Mining qui exploite le projet Sabodala Gold Operation opère dans cette région. Cette entreprise produit de l’or depuis 2009 au Sénégal et domine grandement le marché. Ces activités attirent de plus en plus des populations à la recherche de ressources financières pour subvenir à leurs besoins. Kédougou attire également des touristes qui viennent découvrir les réserves de Dindefelo, le Parc national du Niokolo-Koba. La région de Tambacounda dispose de trois titres miniers et Kolda, un seul titre minier.
« L’exploitation des ressources naturelles et le tourisme peuvent potentiellement exacerber les inégalités dans ces régions entraînant parfois des déplacements de population ou des conflits d’usage des terres, ce qui fragilise encore plus l’accès aux droits des enfants », a expliqué Marisa Foraci.
Selon un article réalisé en 2020 par Gorée Institute « Santé, Environnement et Qualité de vie dans l’exploitation des ressources minières : la perception des populations de Matam, Kédougou et Thiès », les opérations minières entrainent la déperdition scolaire dans ces régions. Il estime que la région de Kédougou est celle qui est la plus affectée par le phénomène de déperdition scolaire. Avec l’exploitation des sites traditionnels miniers d’or, les enseignants éprouvent d’énormes difficultés à retenir les élèves à l’école, selon la même source.
« L’exploitation des ressources extractives à Kédougou et le tourisme jouent un rôle déterminant dans la violation des droits de l’enfant. Car les enfants abandonnent l’école pour avoir quelques ressources financières afin de subvenir aux besoins familiaux. Le tourisme favorise également la prolifération de maladies et la débauche », a ajouté Thioro Gaye.
Dans la deuxième partie de l’étude, l’analyse est basée sur la pauvreté monétaire des enfants. L’étude a utilisé le seuil national de pauvreté monétaire (absolu) pour estimer la pauvreté monétaire. Le montant de 333 440,5 FCFA par personne par an est la valeur retenue pour évaluer cette pauvreté. Le taux de pauvreté monétaire chez les enfants considère le nombre d’enfants total des ménages pauvres monétairement en proportion du nombre total d’enfants au Sénégal. Ce taux permet ainsi d’estimer le niveau de représentation des enfants dans les ménages pauvres monétairement.
Les cinq régions du sud sont en tête. Elles ont les taux de prévalence de pauvreté monétaires les plus élevées du Sénégal.

Source : ANSD & UNICEF 2024. Pauvreté de l’enfant au Sénégal et visualisation de Oumar Ba
Le Bureau opérationnel de suivi du Plan Sénégal émergent (BOS/PSE) a élaboré en partenariat avec l’ANSD une étude sur la transition dans la pauvreté et les inégalités de revenus entre 2011 et 2019. Les résultats ont montré : « La pauvreté touche plus la population rurale où plus de la moitié (53,6%) vit sous le seuil de pauvreté alors qu’en milieu urbain, elle affecte deux personnes sur dix (19,8%) ».
Dans la dernière partie, l’analyse des Chevauchements de privation multiple a fait une analyse de la pauvreté subjective. Par définition, un ménage, ainsi que les enfants de ce dernier, est considéré comme pauvre subjectivement si le répondant indique en réponse à la question “Quelle est la perception du niveau de vie du ménage sur une échelle de bien-être allant de 1-4?” que son ménage est “pauvre” ou “très pauvre”.
L’application de cette approche a montré que la prévalence de la pauvreté des régions de Kolda, Kédougou, Tambacounda, Sédhiou et Ziguinchor dépasse les 65%.

Source : ANSD & UNICEF 2024. Pauvreté de l’enfant au Sénégal et visualisation de Oumar Ba
« Les chiffres sur la pauvreté globale restent encore alarmants mais on encourage le Gouvernement à continuer ses efforts pour mettre en œuvre des politiques et programmes qui répondent aux besoins des enfants notamment les plus vulnérables », a lancé Silvia Danailov, la Représentante de l’UNICEF.
Avec les changements climatiques notés ces dernières années dans le monde, le Sénégal n’a pas été épargné. Selon les données de Climate Change Knowledge Portal, la température moyenne annuelle du Sénégal est passée de 34,92 °C en 1922 à 36,24 °C en 2022. Plusieurs conséquences ont été enregistrées. Parmi lesquelles, la baisse de la pluviométrie, la désertification, la dégradation des terres arables et des inondations. Elles ont affecté les familles qui vivent dans le milieu rural et surtout Kédougou, Kolda, Sédhiou, Tambacounda et Ziguinchor où la pauvreté est une réalité. « Ces conditions peuvent entraîner des déplacements vers des abris précaires, surtout pour les femmes et les enfants, exacerbant ainsi la pauvreté. Les événements climatiques extrêmes amplifient cette vulnérabilité, notamment en milieu rural, où les habitants font face à une exposition accrue aux aléas climatiques ainsi qu’à d’autres défis socio-économiques, tels que les fluctuations des prix et les crises politiques », a affirmé Marisa.
Dakar et Thiès, les régions les plus sûres …
La région de Dakar offre de meilleures conditions de vie aux enfants. Elle fait partie des régions les plus développées du pays. Elle abrite les infrastructures terrestres, aériennes et ferroviaires, éducatives et sanitaires les plus importantes. Le Train Express régional (TER), le Bus Rapide Transit, les hôpitaux et universités, les ports sont installés dans cette région. La capitale attire de plus en plus les populations venues chercher de meilleures conditions de vie. La région de Thiès offre également plusieurs services et infrastructures socioéconomiques à ses populations. Plusieurs Organisations non gouvernementales (Ong) interviennent dans ces deux régions.
« Il n’est pas étonnant de voir les régions de Dakar et Thiès offrir une meilleure protection que les régions du sud car, elles sont moins touchées par la pauvreté (Dakar 9,3% ; Thiès 29,9%) et renferment un meilleur accès aux services sociaux de bases », a confirmé le chargé du PROSCIDE.
Les régions de Dakar et de Thiès ont des taux de prévalence de l’insécurité alimentaire basé sur les expériences les plus faibles. Les régions du sud ont parfois des taux qui dépassent les 50%.

Source : ANSD, EHCVM 2018/2019 et visualisation de Oumar BA
Coordonnateur de l’Ong Education pour le Développement de l’Enfant (EDEN) et point focal-société civile du Comité départemental de Protection de l’Enfant (CDPE) de Guédiawaye, Massamba Mbaye soutient que le milieu urbain (Dakar et Thiès) concentre presque tous les services de protection de l’enfant et accueille la majeure partie des Ong qui militent pour la cause des enfants. Dakar et Thiès accueillent plusieurs campagnes d’informations et de sensibilisations sur les vulnérabilités des enfants et leur prise en charge. « Dakar est la capitale administrative. Dakar et Thiès concentrent les plus grandes Ong nationales et internationales. ce qui offre plus d’opportunités et de services aux enfants », a-t-il expliqué.
Au Sénégal, les inégalités dans l’accès aux latrines dans les établissements d’enseignement élémentaires persistent. En 2018, la région de Dakar avait un meilleur taux d’accès avec 95,5% et la région de Kédougou, le plus faible taux d’accès avec 54,6%.

Source : Rapport national sur la Situation de l’Education, 2017 et 2018 et visualisation de Oumar Ba
Ndeye Oumy Diop est une sociologue spécialiste sur les droits de l’enfant à l’Organisation non gouvernementale Save The Children. Elle explique que les populations des zones rurales ont un accès limité aux infrastructures socioéconomiques de base. Ce qui a renforcé les inégalités notées. « Des disparités sont notées aussi sur l’accès aux services associés au logement (électricité, internet, eau, assainissement, énergie de cuisson) suivant le milieu de résidence du ménage et la situation de pauvreté. Ainsi, les populations de la zone rurale et les ménages à faible revenu ont un accès plus limité à ces services », a-t-elle expliqué.
Les services du Ministère de l’Economie, du Plan et de la Coopération en collaboration avec l’Unicef et Save The Children avaient réalisé en 2019 une analyse du budget de la protection de l’enfant. Elle montre qu’au Sénégal, les dépenses de protection de l’enfant par tête varient fortement d’une région à une autre. L’Etat dépense en moyenne 355 FCFA pour un enfant vivant dans la région de Ziguinchor contre 144 FCFA pour un enfant vivant à Kaffrine.

Source : 2019 Analyse du Budget de la Protection de l’Enfant (MEPC, Save the Children, Unicef) et visualisation de Oumar Ba
Même si la région de Ziguinchor a les dépenses de protection de l’enfant les plus élevées, elle n’est pas à l’abri de la violation des droits de l’enfant. « Ce n’est pas uniquement la quantité des ressources allouées qui détermine l’impact, mais également l’efficacité et la pertinence des programmes mis en œuvre, a soutenu la Cheffe de la section Politiques Sociales à l’Unicef Sénégal. Nous espérons que ces efforts, tout à fait louables, pourront apporter des résultats tangibles, en particulier dans les zones qui souffrent le plus de la pauvreté multidimensionnelle des enfants ».
Des politiques inefficaces …
Au Sénégal, peu de ressources publiques sont consacrées aux institutions et services qui contribuent à la protection de l’enfant (1 622 millions FCFA en 2018) correspondant seulement à 0,05% du budget de l’État. Autrement dit, le Gouvernement du Sénégal a dépensé pour l’année 2018 la somme de 199 F CFA par enfant.
« En réalité, ces structures ont des moyens d’actions parfois limités par rapport à la panoplie de problèmes à résoudre pour assurer la protection des droits de l’enfant. En plus de ces difficultés existantes, il y a des éléments d’extranéité qui s’y greffent et nous pouvons entre autres citer l’absence d’harmonisation des textes internationaux et nationaux, les pesanteurs culturelles, le manque d’opportunités économiques, le changement climatique et la restriction de l’espace civique qui rendent difficile la réalisation des droits de l’enfant », a ajouté Albert Damase.
Le Sénégal s’est doté d’un dispositif juridique et institutionnel important pour la protection des droits de l’enfant. Il a ratifié en 1990 la Convention internationale des Droits de l’Enfant, mis en place la Stratégie nationale de protection de l’enfant (SNPE) et le Comité départemental de protection de l’enfant (CDPE). « Alors que paradoxalement bien que de manière générale le Sénégal dispose d’un arsenal juridique pour promouvoir et protéger les droits de l’enfant, son application demeure insuffisante et les textes restent souvent méconnus des populations et de bon nombre d’acteurs qui devraient pouvoir s’en prévaloir en cas de besoin », a ajouté Oumy Diop.
Même si contrairement dans le milieu rural, les régions urbaines comme Dakar et Thiès offrent un meilleur cadre de vie et de protection de l’enfant, la décharge de Mbeubeuss et la mendicité à Dakar anéantissent les efforts de pouvoirs publics et donnent une mauvaise image à la capitale sénégalaise sur la protection des droits de l’enfant au Sénégal.
Devant un camion stationné à l’intérieur de la décharge de Mbeubeuss, un groupe d’enfants traversent et regardent tantôt à gauche, tantôt à droite pour repérer des objets tombés par terre. Parmi eux, un petit garçon âgé de six ans et habitant à Malika, la commune qui accueille une partie de la décharge dans le département de Keur Massar dans la région de Dakar. Élève coranique et originaire de la Casamance (Saré Hammé), A. B fréquente la décharge de Mbeubeuss depuis plus d’une année. Son travail consiste à venir chaque matin, du samedi au jeudi à partir de 11 heures, pour chercher des objets en plastiques, la ferraille et autres matières destinés à la vente et repartir avec un montant qui lui permet d’assurer son versement quotidien au marabout (maître coranique) et une provision pour d’autres besoins. « Je suis élève coranique. Je viens pour chercher de l’aluminium, de la ferraille à revendre. A la fin de la journée, je gagne 1 000 FCFA et parfois plus. Je prend une partie de mes recettes pour le versement quotidien pour mon maître et le reste pour moi », a-t-il expliqué avec hésitation.
Avec la forte demande, A. B n’éprouve aucune difficulté pour écouler ses produits. A Mbeubeuss, notre interlocuteur a déjà trouvé un client qui achète tous les produits à 100 FCFA le kilogramme.
Pour changer la donne dans les régions du milieu rural, les plus touchées par la pauvreté et particulièrement dans les régions de Kédougou, Ziguinchor, Sédhiou, Tambacounda et Kolda, Madame Diop plaide pour le renforcement du cadre politique, juridique et institutionnel favorable à la prévention et à la prise en charge des droits de l’enfant, à la promotion des droits humains et à l’égalité des sexes.
Pour relever le défi, Marisa Foraci préconise « une approche multisectorielle qui cible les causes sous-jacentes des privations des enfants ». Cette approche doit inclure « des investissements dans l’assistance sociale, l’éducation, la santé, l’accès à l’eau potable et l’assainissement ». « Des programmes de protection sociale et des initiatives locales axées sur le développement durable sont également essentiels pour réduire les inégalités dans les régions les plus touchées », a-t-elle souhaité.
L’Unicef recommande aux autorités d’identifier (i) les dimensions clés à l’aide de l’analyse multidimensionnelle de la pauvreté et d’explorer les liens de cause à effet entre elles, (ii) des groupes prioritaires dans un plan de protection sociale, avec une approche universelle privilégiée à long terme et (iii) de réaliser des études périodiques pour suivre les tendances de la pauvreté infantile, et un plan de formation pour les acteurs concernés.
Par Oumar Ba (barouba90@gmail.com)