Docteure en finances publiques et fiscalité, Mariéme Gnagna Thiam est enseignante-chercheur à la Faculté des Sciences juridiques et politiques (FSJP) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD). Elle est chargée principale du pôle finances publiques à l’ONG Internationale Budget Partnership et chargée principale du programme équité fiscale. Dans une interview accordée à la rédaction de Weer Bi, elle souligne que les FFI peuvent menacer la stabilité d’un pays. Pour lutter contre les FFI, elle invite l’Etat à faire appel à l’expertise extérieure et plaide pour la certification des données des entreprises.
Selon le rapport de Natural Resources Gouvernance Institute (NRGI) sur l’évitement fiscal, fraude fiscale et la fausse facturation commerciale : les risques pour le secteur minier sénégalais, le Sénégal perd chaque année plus de 95 milliards FCFA. Qu’est-ce qui explique cette situation ?
Les Flux financiers illicites sont un fléau des finances publiques mondiales. Ce sont des mouvements transfrontaliers de fonds qui sont gagnés, utilisés ou transférés de manière illégale. Les principaux canaux des FFI sont des activités commerciales des multinationales qui sont néfastes pour les économies nationales. Il y a aussi l’évasion fiscale, le trafic de drogue, la contrebande, la corruption de même que le détournement et la sous-évaluation des accords commerciaux.
On note aussi en matière fiscale qu’il y a la manipulation des prix de transferts qui consiste à éviter les taxes en fixant les prix entre leurs divisions. Les services bancaires offshores et le recours à des paradis fiscaux constituent également des FFI. Ces flux engendrent des pertes de recettes importantes pour les Etats africains comme le souligne le rapport Thabo Mbeki sur les FFI publié en 2015. Selon ce rapport, l’Afrique perd en moyenne 50 milliards de dollars à cause des transactions illégales. Cette situation s’explique essentiellement par la faiblesse des mécanismes et des outils nécessaires pour une lutte efficace contre les flux financiers illicites notamment dans les secteurs à fort potentiel financiers comme l’a démontré le rapport de Natural Resources Gouvernance Institute.
Quelles sont les conséquences de ces pertes sur l’économie nationale ?
Sur l’économie sénégalaise, il faut dire que les FFI sont présents plus dans le cadre de l’évasion fiscale, de la surfacturation et dans le cadre de la corruption qui sont des goulots d’étranglement de l’économie nationale de manière générale.
Les FFI sont responsables de pertes importantes de recettes fiscales et de diminution de ressources publiques. Déjà en 2013, le transfert de bénéfices faisait perdre au Sénégal des revenus estimés à 2,3% de son PIB. En 2020, le Sénégal a dénoncé la convention fiscale qui le liait à l’île Maurice et cette dernière d’une durée de 17 ans a fait perdre à l’Etat du Sénégal plus de 250 millions de dollars.
Il y a aussi les fausses facturations dans les transactions des entreprises, l’évasion et la fraude fiscale qui affectent singulièrement les recettes fiscales au Sénégal. En outre, on peut citer les manques à gagner dans les dépenses fiscales de l’ordre de 1 000 milliards par an qui plombent l’économie. Avec le budget qui tourne autour de 6 000 milliards de FCFA, on peut dire qu’un sixième de notre budget représente les manques à gagner dans les dépenses fiscales.
Aujourd’hui, il est important de corriger les manquements notés dans la législation et en même temps essayer de voir comment est-ce qu’on devrait faire pour lutter davantage contre ces flux financiers illicites.
Le Sénégal est devenu depuis juin 2024, un pays producteur de pétrole. Est-ce que les hydrocarbures sont à l’abri des FFI ?
Naturellement le secteur des hydrocarbures est un secteur qui est concerné par les FFI au même titre que les autres secteurs extractifs parce que c’est un secteur qui demande beaucoup d’investissements et qui supporte beaucoup de dépenses de fonctionnement et cela appelle une surveillance particulière des prix de transfert mais aussi des exonérations fiscales. C’est un secteur où les investisseurs apportent beaucoup de fonds. On doit renforcer le contrôle et surtout sur les prix de transferts qui sont sous-jacents à la gestion administrative et financière de toutes les entreprises, notamment les entreprises multinationales qui interviennent dans le secteur des hydrocarbures.
Est-ce que le Sénégal a les moyens pour lutter contre les FFI ?
Techniquement on peut dire qu’on a les moyens pour lutter contre les FFI. Le Sénégal est membre de beaucoup de structures qui luttent contre les flux financiers illicites. Il a rectifié beaucoup d’instruments comme la convention BEPS (Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices). Il est aussi membre du forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales. Le Sénégal a aussi adhéré à la Convention multilatérale concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale.
Ces instruments permettent de traquer les fonds des entreprises et de contrôler les informations qui ont été données par ces entreprises. Il faut dire que ces instruments restent insuffisants si on sait que ces entreprises investissent beaucoup de moyens dans l’optimisation fiscale mais aussi dans les techniques qui peuvent leur permettre de faire passer certains bénéfices, certaines informations sans que l’administration ne soit au courant.
L’administration fiscale sénégalaise a de faibles capacités pour pouvoir suivre correctement les informations ou les transferts de fonds. A titre illustratif, pour la surfacturation ou de la sous facturation, on voit que l’administration douanière fait d’énormes efforts pour ce qui est du contrôle mais on n’a pas assez de personnel bien formé avec des capacités techniques pour effectuer ce contrôle parce que c’est une spécialisation qui est très pointue. Le Sénégal ne dispose pas de capacités et des ressources humaines qui sont compétentes pour pouvoir challenger les entreprises sur les questions liées aux FFI.
Est-ce que les Organisations de la société civile (OSC) sénégalaise jouent pleinement leur rôle dans la lutte contre les FFI ?
La société civile sénégalaise joue sa partition dans le cadre de la lutte contre les FFI. Elle participe à la production d’informations, de données et des connaissances sur les FFI. Le rapport de NRGI en est une illustration de l’engagement des OSC dans la lutte contre les FFI. Au sein d’Internationale Budget Partnership, nous avons réalisé, en partenariat avec Legs Africa (think tank panafricain d’orientation scientifique, politique, économique et social), une étude qui porte sur l’évitement fiscal agressif. Elle revient sur tous les mécanismes qui font perdre à l’Etat du Sénégal des recettes fiscales. Cette étude sera bientôt partagée avec le public. Le forum civil a également produit une étude sur les conventions de non double imposition et le baromètre de la fiscalité équitable. Trust Africa a fait un plaidoyer “stop the Bleending” à la suite du rapport de Thabo Mbeki sur les flux financiers illicites. Diverses actions ont été menées pour lutter efficacement contre les FFI.
Les OSC travaillent dans la sensibilisation et s’engagent dans les discussions avec des institutions de la république comme l’Office national de lutte contre la Fraude et la Corruption (Ofnac), la Cellule nationale de Traitement des Informations financières (Centif) et tous ceux qui travaillent dans le cercle des FFI. Dans le cas de la sensibilisation, nous mettons en rapport les pertes de recettes à cause des FFI et les besoins en financement des services sociaux comme la santé, l’éducation, l’assainissement etc. afin de stimuler l’action gouvernementale. Dire qu’on a perdu 95 milliards FCFA, c’est bien mais les traduire en termes de besoins en éducation, en santé pour les femmes et les jeunes filles, c’est encore mieux. La société civile sénégalaise est en train de jouer un rôle important dans la lutte contre les FFI, il reste qu’il faut plus de synergie d’actions et engagement des autorités gouvernementales.
Malgré l’engagement des OSC, les FFI restent encore une grande problématique au Sénégal. Où se trouve le problème ?
Les auteurs des FFI ont des moyens techniques extraordinaires pour pouvoir cacher ce qu’ils font parce qu’en réalité, ce sont des flux financiers illicites et qui ne sont pas au vu et au su de tout le monde. Ces organismes, notamment les entreprises multinationales disposent de structures administratives et financières qui ont des capacités techniques très pointues. Malheureusement, l’administration fiscale du Sénégal n’a pas encore ses compétences. C’est pourquoi, nous préconisons souvent à l’Etat du Sénégal de faire appel à l’expertise extérieure, une expertise qui n’est pas que de l’administration mais aussi dans les cabinets qui sont spécialisés au même titre que les experts des entreprises multinationales pour pouvoir trouver là où ils font passer ces fonds illicites.
Sangomar a publié son troisième rapport sur la production du pétrole au Sénégal. Est-ce que ces rapports sont suffisants pour une meilleure gouvernance des ressources naturelles ?
Les rapports publiés par ces structures sont des rapports à titre informatif. Ils permettent de donner des informations au grand public sur ce qui est en train d’être réalisé notamment sur les ressources naturelles. Ces rapports en soi ne sont pas des moyens de contrôle pour l’administration parce que l’administration fiscale quand elle ira contrôler l’exécution ou le projet de Sangomar, elle va leur demander des documents comptables, des documents financiers qui seront à la base de son contrôle. Ces rapports sont destinés au public, aux sénégalais pour les informer de l’état d’avancement de la production.
Pour contrôler, l’administration va faire le déplacement, aller sur le terrain pour faire un contrôle sur pièces qui sera basé sur des documents comptables et financiers qui permettront à l’administration de pouvoir se donner une idée de la production dans le cadre de sa réalité.
Ces rapports produits par les entreprises ne représentent-ils pas des menaces pour la bonne gestion des ressources pétrolières ?
Tout à fait, parce que l’entreprise, quand l’administration n’est pas là, elle produira des rapports qui lui sont favorables. Mais quand il s’agira de contrôler, l’administration ne va pas se fier à ce rapport. Elle va privilégier des contrôles pour vérifier la conformité.
Est-il aujourd’hui nécessaire d’exiger la certification de ces rapports ?
La certification des données est importante. C’est tout à fait important qu’on fasse une certification parce que la certification garantit la fiabilité de ces données. Dès l’instant que ces données ne sont pas certifiées, le public aura du mal à approuver ces rapports. Dans le cadre de nos travaux, du travail de l’administration, il est important de demander la certification de ces données.
La société civile devrait être beaucoup plus exigeante et demander à ce que ces rapports qui sont produits par ces entreprises et mis à la disposition du public soient certifiés avant d’être publiés.
Ces rapports ne représentent-ils pas une opportunité pour la promotion de la corruption et des FFI ?
Ce n’est pas généralement les rapports des entreprises qui sont à la base des flux financiers illicites. Les flux financiers, c’est toute une architecture. Ils dépassent même le cadre fiscal. Si on pousse la réflexion, on peut voir que les FFI peuvent aller jusqu’à menacer la stabilité d’un pays lorsque ces fonds sont utilisés pour financer des activités criminelles comme le terrorisme, les trafics de drogue, la destitution d’un gouvernement ou de l’esclavage.
Il ne faudrait pas voir que c’est dans le cadre de ces rapports qu’on pourra envisager des pertes de recettes. Les pertes de recettes dans le cadre des FFI dépassent le cadre de ces rapports et ces derniers ne servent qu’à donner des informations. Pour avoir d’autres informations, l’administration a d’autres moyens et du pouvoir.
La société civile et les populations destinataires de ces rapports doivent s’en appropriés, tirer des informations pour sensibiliser les autres membres de la population mais aussi porter un plaidoyer pour que ces recettes qui sont issues de cette exploitation puissent servir aux citoyens comme le dit l’article 25 de la constitution, les ressources naturelles appartiennent au peuple.
Oumar BA, weerbijournal@gmail.com